Le fantôme des Blue Mountains


Dany Marquis

le fantôme des blue mountains

J’ai commencé à travailler des cafés de type grands crus autour de 2007 environ. 

À ce moment, j’étais encore prisonnier d’une demande de café torréfié noir comme l’enfer tandis que je tentais désespérément d’amener mes clients vers un autre type d’expérience café.  Cette dualité demeure encore aujourd’hui parmi mes clients, mais j’ai depuis longtemps cessé de juger nos clients qui préféraient des cafés foncés, au profil plus agressif, car les goûts sont indiscutables et si nos cafés les rendent heureux, je suis heureux.  Et ils participent, par leur choix, à notre aventure, et c’est en partie grâce à eux que nous sommes aujourd’hui une entreprise bien positionnée avec une offre de grands crus exceptionnels (Collection Réserve Sélecte). 

Avec les années qui ont passé, et presque un client à la fois, j’ai réussi à en convertir plusieurs  à goûter à mes importations privées, faut dire aussi que toute l’industrie au grand complet était en mutation et y participait, avec l’arrivée de ce qui a été appelé la 3e vague.  Pour ma part, on a poussé la démarche plus loin que ce que propose la 3e vague, dont les codes et le modèle d’affaires ont tendance à limiter la qualité (tout de même respectable) au détriment d’un marketing parfois pompeux et caricatural.  

Donc on peut trouver dans notre offre des cafés de type 3e vague, surtout dans notre collection Prestige, sans snobisme et sans la surenchère cachée par un raz-de-marée d’informations, mais je voulais plus.  Je voulais encore meilleur.  

C’est même devenu une véritable quête que de goûter et d’offrir à mes clients les meilleurs cafés au monde.  

J’ai donc découvert avec le temps comment mettre la main sur les meilleurs d’entre eux.  Tout d’abord, par l’entremise du Cup of Excellence, ensuite, à mesure que je me faisais des contacts, aux enchères privées de fermes exceptionnelles qui ne vendent qu’à des groupes d’acheteurs triés sur le volet et finalement directement aux fermes.  

Il y a tout un univers à découvrir, presque caché, et inaccessible pour la majorité d’entre nous en ce qui a trait au meilleur café du monde.  Le café est un produit agricole et produit, comme le vin, des grands crus. Et je parle ici de vrais de vrais grands crus, pas des cafés digérés par des écureuils, des civettes ou autres rongeurs exotiques, des éléphants ou des hippopotames, non, de vrais bons cafés, évalués par des audits externes et indépendants, et mis aux enchères.  Des cafés, goûtés par des experts, notés, et vendus en fonction de la qualité et non de son folklore.  

C’est sur cette route passionnante que je me suis lancé, il y a de cela plusieurs années.  Et sans délaisser mes clients qui nous ont adoptés pour des cafés au profil plus standard, j’avoue vouer à la dégustation de café une véritable obsession.

Qu’est-ce qu’un bon café ?

Qu’est-ce qu’un café extraordinaire ?

Étant donné que nous sommes dans le subjectif et que je ne voulais pas trop me fier à mes préférences personnelles, j’ai commencé par me fier aux notes de dégustation (cupping score) qui sortaient des enchères indépendantes.  Lorsque 1200 personnes, suivant le même protocole, qui ne se connaissent pas, goûtent un café sans connaître plus d’information qu’un simple numéro et qu’ils donnent à ce café une note moyenne, disons de 89 points, on peut se fier à ce pointage.

Je me suis donc mis à acheter, pour ne pas dire collectionner les lots qui avaient obtenu des notes de plus de 88 points.  Évidemment, mon budget demeurait une contrainte majeure et je me devais de choisir judicieusement mes cafés.

Les premiers lots que j’ai achetés, qui entrent dans ce que j’appelle un grand cru, ont été difficiles à vendre.  2011, j’avais acheté une partie du lot #1 du Cup of Excellence Colombie Arnulfo Leguizamo, de la ferme Primavera. Ce lot avait atteint le pointage extraordinaire de 94 points.

On pourrait appeler ce genre de café une licorne.

C’était merveilleux, fruité, balancé, mon cerveau s’en souvient encore. Je l’avais payé cher ce lot, mais il en valait le coup. Toutefois, en 2011, mon réseau n’était pas prêt pour ce type de café, et probablement que ma notoriété n’était pas assez grande pour pouvoir prétendre offrir ce type de café. La patience fut de mise, et je continuais de faire goûter mes achats de grands crus à des clients qui devenaient souvent par la suite des adeptes du café filtre bien préparé pour mettre en valeur ce type de café.

Je dois vous dire qu’en 2011, une seule personne a permis de passer à travers les 60kg du Primavera, c’est-à-dire moi.  Pas que je veuille avoir l’air d’une victime, je fus plus qu’heureux de déguster ce café, mais disons qu’au niveau financier, pour l’entreprise, ce ne fut pas mon meilleur coup.  60 kg à 150 $ / kg...

Je marquais donc officiellement le début de mon travail avec les grands crus de café par cet achat en 2011.  Et aujourd’hui, 8 ans plus tard, je peux vous assurer que mes sélections ne dorment pas sur les tablettes, mon groupe de clients qui me suit dans mes aventures est fidèle et j’en suis très reconnaissant.  Je prends mon rôle de ‘’coffee hunter’’ très au sérieux. Je suis quand même responsable de la dose de bonheur de beaucoup de monde.

Et si 2011 marque donc cette direction pour l’entreprise, c’est également l’année de l’apparition d’un fantôme qui allait me hanter pendant plusieurs années.  Il apparaissait occasionnellement depuis 2005 lorsque j’ai démarré l’entreprise. De brèves apparitions, durant des conversations de café, mais rien d’alarmant.

À partir de 2011, les apparitions sont devenues de plus en plus fréquentes.  Pas nécessairement effrayantes, mais plutôt irritantes. Dérangeantes.

Du point de vue de l’entrepreneur que je suis, j’étais en mode "lean" comme on dit en business.  Je bootstrappais l’entreprise. En français, je vivais le plus humblement possible afin de mettre le maximum d’argent de côté pour acheter des lots de café. Car une des difficultés de ce type de travail est l’argent nécessaire pour tenir en inventaire les cafés qu’on veut. On peut compter sur d’excellents courtiers qui tiennent un inventaire respectable et qui peuvent nous aider, nous financer, etc., mais si on veut vraiment avoir une offre unique, faut sortir son portefeuille.  Aucun producteur ou organisation, coop ou exportateur n’acceptera de financer un lot à un jeune entrepreneur qui fait du café dans une cabane au bord de la mer à 1000 km de Montréal. Et pour ce qui est des banques, elles sont plus intéressées aujourd’hui qu’elles ne l’étaient au début.  

J’ai donc économisé et effectué l’achat de lots auquel je tenais. Année après année, si on gérait correctement, notre budget d’achat augmentait et je pouvais choisir.

C’est tout un luxe !

Les lots aux Cup of excellence entraient, on était maintenant présent sur des enchères qui atteignaient des sommets astronomiques comme Best of Panama, on pouvait acheter des lots de fermes prestigieuses en les contactant directement, bref, j’atteignais une étape très agréable de mon parcours d’entrepreneur.  Et parler de mes importations était pour moi un plaisir intarissable.

Mais c’était sans compter ce spectre qui débarquait sans crier gare et qui me faisait perdre mon mojo presque à chaque fois.  Je dirais que dans les 3 dernières années, c’est devenu quasiment une agression.

Laissez-moi vous raconter comment apparaissait le fantôme, puisque si je ne peux prédire quand il apparaîtra, je peux dire, lorsque les conditions sont gagnantes, qu’on a de bonnes chances de lui voir le nez.

Un peu comme si je disais qu’il apparaît uniquement lorsque la marée est à son plus haut point, qu’elle commence à descendre et que la lune est pleine.  À ce moment, si vous regardez sur la rive du côté de la tour des sternes, à l’embouchure du goulot du barachois, vous aurez de bonnes chances de voir le fantôme.  Mais ça se peut qu’il n’apparaisse pas non plus.  

Le mien est un peu différent.

Laissez-moi vous raconter dans quel contexte le fantôme apparaît :

Je suis à mon bureau, aux alentours de 14h, heure de mon double espresso quotidien.  Je me dirige donc vers la boutique pour me préparer ma dose. En passant la grande porte noire qui sépare l’univers de production de l’espace coffeeshop, je sais que, parfois, le retour à mon bureau sera retardé par de passionnantes discussions avec des clients qui me croiseront.  

Lorsque j’arrive du côté de la machine espresso, je suis alors exposé aux discussions diverses, le Canadien, le parti libéral, la date de pose des pneus d’hiver, les travaux du quai qui ont l’air en retard, et tout dépendant de mon emploi du temps, je me laisserai embarquer, ou non, dans les conversations.  

C’est un de mes petits plaisirs, et j’aime bien provoquer des polémiques au sein de mes clients réguliers.

  • Comme ça Jean-Paul t’as voté pour les libéraux ? 

Je mets le feu, j’arrose un peu et je retourne à mes occupations.

Par contre, je ne rate jamais une occasion de discuter café.  Surtout lorsque je constate que des atomes crochus apparaissent au fil de la discussion en ce qui a trait au café.

Et si je vois un intérêt pour les cafés de qualité, les préparations manuelles ou qu’on me pose des questions sur nos importations, nos façons de travailler, les méthodes de paiement des producteurs, la gestion des douanes, ou autres, j’oublie alors tout ce que j’avais à faire à mon bureau.

Et là on jase.  

Et dans la discussion, j’ai certains points importants à communiquer, du genre :

  • Transport gratuit partout au Canada avec une commande de 65$ et +,
  • Trois collections de café basées sur des niveaux de qualité : Classique, Prestige et Réserve Sélecte

Et souvent, lorsque j’évoque notre prestigieuse collection Réserve Sélecte, la curiosité de mes interlocuteurs est piquée.

Je leur explique le contenu de notre collection, avec une fierté équivalente à la difficulté que j’ai eue à mettre tout ça en place.

  • Un bourbon du Rwanda, qui est arrivé 6e au Cup of Excellence du pays avec un cupping de 89 points, arôme dominant de caramel et framboise, un "crowd pleaser", excellent.
  • On a un pulped naturel du Brésil, qui a fait le top 3 au Cup of Excellence Brésil, un cupping de 90,8 points!  Des cafés en haut de 90 points c’est très rare, celui-là vient d’un bassin extrêmement prospère et le Brésil est un des plus gros producteurs au monde, alors arrivé 3e avec autant de compétition, c’est fort.
  • Celui-là vient de la prestigieuse ferme La Esmeralda au Panama, c’est la variété botanique gesha, une des plus prisées au monde.  Cette ferme a produit pendant plusieurs années les meilleurs cafés au monde et a obtenu des prix astronomiques aux enchères et les acheteurs du monde entier s’arrachent leur production.

Je suis donc en transe dans la présentation de mes achats lorsque le client m'interrompt en me demandant :

  • C’est une belle sélection, mais connaissez-vous le Blue Mountains ?

...Et c’est chaque fois pareil.

  • Vous avez de bons cafés, mais avez-vous du Blue Mountains ?
  • Vous devriez acheter du Blue Mountains, paraît que c’est le meilleur café au monde.

Et voilà, depuis 15 ans, je suis hanté.  Et malgré toute l’énergie que j’y mets, les audits indépendants, les enchères du Cup of Excellence, les cafés utilisés aux compétitions de barista, malgré toute l’évolution du marché du café, des procédés de transformation du côté des producteurs, une grande portion de mes clients me parlent du Blue Mountains.

Constamment.

Et même si ma collection Réserve Sélecte fonctionne bien, que des maniaques de café de partout au Canada, aux États-Unis et même quelques-uns en Europe nous ont adoptés, une certaine tranche parmi mes clients était réticente à donner de la crédibilité à ma collection.

  • T’as pas de Blue Mountains ? 

Et le fantôme revenait, au gré des discussions. Il me hantait,
le maudit 
Blue Mountains.

  • As-tu déjà goûté au Blue Mountains ?

Après 15 ans, je vous jure que ce fantôme commençait à m’irriter. 

Et c’est bien certain que j’y avais goûté au fameux Blue Mountains.  J’en ai même acheté à plusieurs reprises, de plusieurs torréfacteurs, et certains clients m’en ont amené régulièrement.  

  •     Hey Dany, on revient de la Jamaïque, on t’a rapporté un cadeau, un sac de Blue Mountains.

Et je goûtais, et je goûtais, et je n’accrochais pas. Bref, rien pour m’exciter et pour y faire une place dans ma collection.

Toutefois, je suis toujours demeuré ouvert, surtout que les cafés étaient presque toujours trop ou mal torréfiés.  Et même que parfois, je doutais que ce fût vraiment le bon café. Car les histoires de mélange obscur fait dans le fond des ateliers de torréfaction sont légion.  

T’achètes un sac de café équitable et t’en vends l’équivalent de 3…  Une pelletée de ci, une pelletée de ça. C’est si facile de tricher, et de faire comme les dealers de drogue, on coupe la marchandise avec un peu de cochonnerie.  Une petite pelletée de robusta de plus...

Et je me suis dit qu’un jour, j’allais devoir en avoir le coeur net et aller au bout de ce dossier.  Exorciser ou accueillir ce fantôme qui hante la collection la plus prisée de notre offre.

C’est quoi tout ce buzz autour de ce café, est-ce vraiment qu’un coup de génie marketing ?

... Je devais régler ce dossier.

J’ai donc pris mon navire au début de juillet cette année, direction Kingston, Jamaica pour 3 semaines complètes sur cette magnifique  l’île. 

Si vous n’êtes pas encore au courant, j’ai finalement fait une place au Blue Mountain dans ma collection.  Les fameux barils de 70 kg de café sont déjà dans notre atelier, et disponibles en prévente.

Alors me voilà qui débarque à l’aéroport de Kingston un peu perdu ne sachant pas trop où aller.  Comment allais-je pouvoir assouvir ma curiosité ?

C’était sans savoir que j’allais tomber sur une personne qui allait me permettre de faire le tour de la question.

Plus de détails dans le prochain épisode.

One Love !

Dany

PS: Vous voulez goûter ce café, c'est par ici la Collection Signature !


3 commentaires


  • Philippe Ferry

    Quelle générosité dans votre propos … tout à " déguster " … merci !


  • Raymonde St-Laurent

    Nous avons, mon conjoint et moi, rencontré votre fantôme il a environ 30 ans… et on se souvient encore de l’expérience! Une subtile explosion de bonheur dans la bouche, mémorable comme un “fix” de drogue. Drogue de luxe à 100$/kg de mémoire, pas mal cher à cette époque pour 2 jeunes étudiants mais je vous jure que ça valait de coût. C’est pourquoi j’attends avec impatience l’arrivée du fantôme promesse de plaisir qui, je n’en ai aucun doute, sera d’une qualité irréprochable. Merci de partager votre passion avec nous.


  • Linda Rail

    Votre écriture est aussi captivante… que le café. Merci de nous dévoiler votre démarche; on est un peu votre univers.


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