La cantate du café, un honneur aux mauvaises filles


Dany Marquis

La musique adoucit les mœurs, dit-on. Elle nous berce, nous calme, nous repose. Encore davantage quand la pièce provient du répertoire de la musique classique. Le café, lui, aurait plutôt tendance à nous rendre fébrile, à nous exciter, à nous stimuler. Un petit coup de fouet, presque à coup sûr, peu importe l’heure du jour. Ou de la nuit, pour les noctambules, les couches-tard…

Pas vraiment de symbiose conjointe, d’atomes crochus. L’une comme l’autre, la musique et le café, s’épanouissent dans leur propre monde; elles semblent s’éloigner, se distancer tant dans leurs attributs psychologiques que leurs effets physiologiques. Sublimation, intériorité et détente pour les mélomanes, stimulation, excitation et fougue, pour les caféinomanes. Un mariage pour le moins incongru et improbable. À première vue, juste à première vue…

Et pourtant! À un moment donné, les deux, la musique et le café, se sont unis, ont convolé en justes noces. Il y a deçà quelques siècles déjà. Il y a très, très longtemps, au XVIIIe siècle, à Leipzig, en  Saxe orientale. Étonnant, non?

La Cantate du café, vous connaissez? Moi, en tout cas, un buveur accro depuis belle lurette, j’en ignorais l’existence. Imaginez, une communion musicale et vocale entre ce qui détend et ce qui excite. De quoi décoiffer n’importe quel toupet. Et pourtant, cela s’est bien et bel incarné.

Vers 1734, au Caffee-Hauß Zimmermann, un des huit «cafés» de Leipzig, un poème de Christian Freidrich Henrici dit Picander, Schweigt stille, plaudert nicht (Faites silence, ne bavardez pas), est mis en musique par un ami, un fidèle collaborateur, pour être joué publiquement dans ce lieu qui faisait aussi office de salle de concert, où les élèves du Collegium Musicum, le conservatoire alors réputé de cette ville, y performaient hebdomadairement. À l’époque, élite et noblesse s’y rencontraient, s’y entassaient, le vendredi,  pour boire leur café et écouter, entre autres, de la musique, notamment ce Kaffee Kantate. Qui en est l’auteur ? Bach, Jean-Sébastien Bach. Cela pique-t-il votre curiosité? Hé oui! Un des maîtres sinon le maître incontesté du Baroque, celui-là même qui a composé les Concertos Brandebourgeois puis, cette fameuse Toccata pour l’orgue, vous savez, le Ti-dedi--Ti-di-didi-di-di que l’on chantonne quelquefois dans notre tête…

Bach et Picander se sont alors commis dans une œuvre musicale profane, une des rares incursions de Bach dans l’univers de la satire sociale, qui se moquait de l’assiduité marquée des « lipsien» à la dernière saveur du mois, le café, une boisson à la vogue, consommée en Europe, depuis la fin du XVIIe siècle, d’abord en Angleterre, puis en France, en Autriche et en Allemagne. Allez comprendre leurs desseins! Mise en garde légère ou clin d’œil ludique à propos d’une habitude maintenant bien ancrée dans les mœurs de cette époque? Je ne le sais. Explorons davantage… À partir de la petite historiette transposée en vers et en musique.

Mais que raconte le récitatif de cette œuvre en dix mouvements, conçue pour trois solistes, un ténor, une basse et une soprano, accompagnés par une flute traversière, deux violons, un violon alto et des timbales? Simplement un dialogue entre une fille, Liesgen, et son père qui la gronde parce qu’elle préfère consommer du café, minimalement en trois occasions par jour, une nuisance évidente, aux yeux du paternel, pour trouver un mari digne de ce nom! Soumise, la docile enfant abdique. Momentanément et en apparence seulement, car, en catimini, elle trame l’inclusion d’une clause  «café» dans son contrat de mariage lui donnant toute liberté pour consommer ce nectar à volonté.

Que se profile-t-il derrière cette mise en garde toute protectrice contre ce fléau de s’adonner quotidiennement à boire du café ? D’une manière si assidue ? Eh bien, peut-être, l’effet de la caféine sur les organismes de ses buveurs de café allemands qui avaient plutôt droit à un breuvage plutôt âcre, tiré d’une décoction à la turque, pouvant être agrémenté de sucre, de girofle, de cardamome ou d’une décoction au lait et au sucre, d’abord bouillie, à laquelle on ajoutait le café, pour se voir réserver puis, réchauffer plus tard, à l’aide d’un bain-marie, une préparation toute française, importée des cafés en vogue de l’époque.  Ou pire encore, calamité suprême, la fréquentation ponctuelle d’un lieu public, par une jeune fille, une débutante, sans escorte masculine, sans permission paternelle ! Le café, une drogue et un lieu de perdition! Un handicap pour une jeune  fille cherchant à se marier…  Faut voir, Faut voir… Laissons décanter. Cela n’a tout de même pas empêché Bach de marier une de ses filles, Elisabetha Juliana Friederica, surnommée Liesgen,  la récalcitrante enfant pointée dans le récitatif de sa cantate, quelques 15 années plus tard avec un de ses élèves, l’organiste  Johann Christoph Altnickol.

En 1734, Liesgen n’avait cependant que huit ans, à son mariage, 23 ans. Bach était alors âgé de 64 ans et il égrenait sa dernière année ici-bas. À Liepzig. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’elle fut mariée juste une dizaine d’années puisque son époux décéda en 1759. Le couple eut trois enfants, un fils, mort en très  bas-âge, et deux filles qui vécurent et se marièrent à Leipzig, là où Elisabetha mourut en 1781.

Elisabetha dite Liesgen avait-elle défié l’autorité paternelle et flâné dans les cafés de la ville, à la jeune vingtaine? Avait-elle inséré une clause «café» à son contrat de mariage? Était-elle accro au café? Franchement, nul ne le sait… Bien que l’on pourrait aussi répondre oui et non.

Oui, elle a trouvé mari, malgré cette «déplaisante» habitude. Fiou! Le café n’est pas un empêchement à se marier, ni pour un père, sa fille et son futur gendre. À moins peut-être qu’elle s’en soit abstenue, le temps d’une fréquentation toute domiciliaire et d’une visite dissimulée auprès du notaire de la famille. Ah! Vilaine Liesgen!

Non, la consommation de café ne semble avoir canalisé aucune conséquence néfaste, ni sur le métabolisme des uns, ni sur la santé mentale des autres. À moins que dopés de trop de caféine, tous aient perdu la carte, le temps d’un égarement subi, un vendredi, au concert. Excités, ils auraient alors fébrilement convenu, d’une commune déclamation solennelle, oui, nous aimons le café et en boirons sans nous lasser, au diapason de la prestation d’une cantate jouée et chantée, celle justement du café, comme par hasard. Rien de tragique là; la musique adoucit les mœurs et tempère les humeurs, semble-t-il.

Aussi, continuez à vous délecter de ce breuvage, matin, midi ou soir, chez vous ou dans un café, tiens celui de la Brûlerie du quai, il n’y a rien à craindre. L’histoire, celle du père et de la fille Bach, n’est-elle pas une garante réconfortante?  

Joyeuse découverte.

Voici pour ceux qui veulent écouter une version complète de cette œuvre de Bach, la KaffeeKantate (BWV 211). Attention, presque 28 minutes, chanté dans la langue de Goethe.

Au chapitre de la bibliographie, les hyperliens, tirés d’une recherche Web sommaire, vous permettront de vous informer davantage sur Bach, Picander, les «cafés» de Leipzig, sa fille et son gendre. Une simple introduction, sans prétention. 

Jean B.

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Âgé, mais pas zen. Zut ! Plutôt à la semi-retraite. Ouais ! Accro au café et aux chats depuis belle lurette. Wow ! Ancien prof d’histoire dans quelques «adversités», avec une pratique techno-pédagogique. Bof !  Ah oui ! Aime bien écrire et lire. Des polars plein d’histoires, tiens !

2 commentaires


  • Mireille

    Ah! Fort intéressant comme histoire! Il pourrait y avoir matière a un long métrage de cette époque prolifique et un peu mystérieuse … Et en romancer l’épilogue quelque part entre l’Acadie et la Gaspésie! Ah ah.


  • Marie-Hélène Fortier

    Super article qui m’en apprend certainement sur l’engouement du café au XVIIIe siècle! Merci!


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