Une histoire de potirons

Jul 19, 2015Dany Marquis

Il était une fois, Numéro 1. En fait, il ne s’appelait pas Numéro 1, mais je ne veux pas qu’on le reconnaisse alors j’ai décidé de l’appeler ainsi pour simplifier mon histoire. Il était donc une fois, un homme appelé Numéro 1, qui devint chômeur à la fermeture de l’usine qui l’employait. Et comme Numéro 1 détestait le chômage et qu’il était un être optimiste, il tourna la page et décida de faire ce que son père lui avait appris : faire pousser des potirons.

Il avait la terre, un peu de machineries, et c’était un homme vaillant. Mais voilà qu’une fois lancé, la terre s’avéra moins fertile que prévu. Tout de même, les maigres récoltes furent d’excellente qualité. Moins de rendement, mais du bon potiron. Il se dit qu’il devrait augmenter la surface de culture pour accroître la production de l’année suivante. Numéro 1, qui avait alors tout misé sur sa terre se cracha dans les mains et continua de travailler. Le bœuf est lent, mais la terre est patiente, se disait-il. Elle finira par être plus généreuse. Les badauds qui passaient par là le regardaient travailler, inlassablement, et ils finirent par s’intéresser à son travail. Mais ce qu’il est vaillant, se dirent-ils tous en cœur! En plus, il a des enfants! On va l’encourager:

-    Eh! Toi, là-bas dans le champ, on peut t’acheter des produits? C’est quoi ça, des potirons. Une sorte de courge de la ville?

Cet élan subit d’intérêt et de générosité fut d’abord perçu comme une lueur d’espoir au cœur de l’entrepreneur en devenir.

-    Oui, oui, voilà! Regardez. Les meilleurs potirons du monde poussent sur ma terre, la chair en est douce et sucrée comme le miel. Mes potirons sont nourrissants, parfaits pour en faire des potages et même des tartes des plus exquises. Je peux vous en donner la recette si vous voulez.  

-    C’est gentil, mais on trouve que vous êtes vaillant, on veut vous encourager.

Et c’est en échangeant quelques potirons contre une poignée de billets que naquit au cœur de l’entrepreneur un sentiment étrange qu’il aurait eu de la difficulté à nommer. M’encourager? Mais que veulent-ils dire par là? Il se dit qu’au moins, il commençait à faire des ventes, à entrer de l’argent comptant et à réellement faire des affaires.  

Jour après jour, ses clients demeuraient toujours aussi gentils, remplis d’admiration devant tout le travail accompli. L’entrepreneur réussissait à passer une partie de sa production et, avec l’argent gagné, il se versait un maigre salaire, puis réinvestissait la balance pour améliorer ses récoltes.  
Les années passèrent et le subtil sentiment grandissait et prenait de plus en plus de place dans son cœur. Ses clients l’encourageaient, mais il lui semblait que c’était presque par pitié. Un jour, une cliente lui demanda même pourquoi il continuait à travailler autant. « Tu pourrais être beaucoup mieux payé si tu travaillais pour une institution publique ou un organisme », lui avait-elle dit.

C’était vrai, avait-il admis, et il s’était remémoré la fable de La Fontaine du chien et du loup. Il lui répondit qu’il avait déjà gagné beaucoup plus dans son ancienne vie, lorsqu’il était salarié, mais qu’il était très fier de son travail actuel. Qu’il aimait sa liberté et qu’il était patient.   Il lui expliqua qu’un médecin doit étudier pendant plus de dix ans avant d’avoir un bon salaire, et qu’il se donnait du temps pour réussir. La cliente acquiesça de la tête, mais son visage orné d’un demi-sourire en disait long sur sa pensée…  

Je fais le pari de labourer ma terre durant dix ans et nous verrons si j’aurai eu raison, se dit-il alors. Le soir même, après être resté au champ plus longtemps qu’à son habitude, le cœur plein de doute, Numéro 1 avait regagné sa maison, auprès de sa famille, son oasis d’amour. Un jour, quelqu’un remarquera la qualité de mon travail et les choses changeront. Soyons patients! Et comme si, pendant qu’il se murmurait à lui-même ces paroles remplies d’espoir, quelqu’un l’avait entendu, Dieu, le Diable, l’Univers, le Grand Gazou, difficile à dire, mais, le lendemain, un nouveau client se présenta à la ferme. Âgé d’environ 60 ans, il marchait d’un pas assuré et imposait le respect par sa simple présence. On pouvait l’imaginer tout droit sorti d’un roman d’aventures avec sa moustache en guidon et sa veste saharienne en twill de coton aux manches roulées. Il avait flâné autour de la marchandise avant de lancer à Numéro 1 d’un fort accent british :

-    Combien tes potirons l’ami?

L’acheteur en choisit quelques-uns, paya, sans rien ajouter d’autre qu’un au revoir en roulant ses «r». Le lendemain, il revint tout sourire. Son accent était très prononcé et il parlait de façon saccadée, comme s’il traduisait dans sa tête avant de se risquer à parler :

-    C’est vraiment les meilleurs potirons que j’ai jamais mangés. Combien peux-tu en produire par année? Et à quel prix tu me les vends?

Et s’en suivit une discussion sur les potirons. Pour la première fois, Numéro 1 discuta avec un client qui connaissait vraiment les potirons. Dans la semaine qui suivit, un avocat l’appela pour définir les termes de l’entente : prix, modalités de paiement, transport, standard de qualité, etc.  Puis, il signa un contrat. Ce fut très rapide.

Ainsi se conclut sa plus belle vente, celle qui lui garantissait d’écouler une grande partie de ses potirons et qui venait de lui garantir, à lui et à sa famille, un salaire pour les années à venir. Mais, le plus important, c’est qu’au fond de son cœur, il sentait que ce mystérieux bonhomme ne l’avait pas encouragé. Pas de charité, pas de pitié. Il l’avait traité comme un fournisseur professionnel et avait reconnu la qualité de ses potirons. Il était reconnaissant que ses clients réguliers l’appuient, mais il avait l’impression qu’ils le faisaient par bienfaisance, et il se sentait coupable d’éprouver pareil sentiment.   

Ce fut alors le commencement d’un partenariat gagnant-gagnant avec l’acheteur qui devint très profitable pour Numéro 1. Les années de misère commencèrent à se transformer en de sympathiques souvenirs que les enfants se plaisaient bien à se rappeler autour de la table.
Car Numéro 1 avait depuis changé de maison, acheté une voiture neuve et pouvait mettre de l’argent de côté pour les études de ses enfants. Il pouvait surtout marcher la tête haute dans le village, car il avait, d’une certaine façon, gagné son pari. Il gagnait bien sa vie, grâce à ses potirons, ses clients locaux et son contrat avec l’acheteur à l’accent british. Et ce, après dix ans de durs labeurs. Comme un médecin après de longues études, il générait lui-même son salaire. Il était autonome. Il était fier!

Mais voilà qu’un jour, un homme du village voisin se retrouva lui aussi sur le chômage. Appelons-le Numéro 2. Ce dernier achetait des potirons à Numéro 1 depuis que celui-ci avait commencé. Pour l’encourager, puisque lui, Numéro 2, avait une grosse job. Mais, maintenant qu’il avait perdu son travail, il ne l’encourageait plus. Il l’enviait. Et il se disait qu’il était, lui aussi, capable d’en faire autant. Qu’il pouvait nourrir sa famille en vendant des potirons! Son père lui avait aussi appris comment faire. Et il commença à cultiver sa propre terre. J’en aurais fait tout autant. Vous savez, tout le monde est libre de faire pousser des potirons : Numéro 1, vous, moi… Il suffit d’avoir un peu de terre et de la volonté.  

Et voilà que dans le village voisin, une nouvelle ferme de potiron vit le jour. Les clients, voyant que Numéro 1 gagnait bien sa vie, décidèrent, dans un élan d’équité, de se tourner vers Numéro 2, afin de l’encourager à son tour, et de lui donner une chance. Surtout que les potirons produits par Numéro 2 étaient aussi bons que ceux de Numéro 1.  

Et les vents d’ouest finirent par souffler aux oreilles de l’acheteur cette singulière nouvelle. Un nouveau producteur de potiron s’est installé, et il est aussi bon que Numéro 1. L’acheteur se déplaça aussitôt pour y jeter un œil. Constat, même qualité. Il fit alors une offre à Numéro 2:

-    Peux-tu me fournir la même quantité que Numéro 1? Et la même qualité? Mais, un peu moins cher?

Numéro 2 pensa à sa famille et accepta. L’avocat de l’acheteur contacta Numéro 1 pour lui dire que le contrat était rompu selon un article un peu flou de la section « compétitivité ».   Numéro 1 était furieux.  

Lorsque les clients du coin apprirent la nouvelle, ils le devinrent tout autant. Ils quittèrent alors le giron de Numéro 2 pour revenir acheter des potirons chez Numéro 1. Mais Numéro 1, pour fournir la demande exigée par l’acheteur, avait été obligé de contracter certains emprunts afin d’acheter de la machinerie. Et sans les revenus de l’acheteur, même avec les ventes de ses clients de proximité, Numéro 1 fut incapable de remplir ses obligations financières et dut déclarer faillite.
Certaines langues sales dirent qu’il avait vu trop grand, et que son ambition l’avait poussé à la ruine. Les clients, attristés par le sort de Numéro 1, se retournèrent alors vers Numéro 2 de peur de voir le dernier producteur de potiron du coin disparaitre. Ainsi, malgré le sale tour qu’il avait joué à Numéro 1, les clients locaux l’encouragèrent puisqu’il était le dernier. De toute façon, des rumeurs circulaient que Numéro 1 était un mauvais gestionnaire, que ce qui lui arrivait n’était donc pas totalement la faute de Numéro 2!

Et Numéro 2, qui n’était pas un brigand, était vraiment désolé de la faillite de Numéro 1, mais il suffisait d’un regard vers ses enfants pour se convaincre qu’il avait pris la bonne décision. Il se dit qu’il devait redoubler d’ardeur au travail et être plus compétitif afin qu’aucun autre producteur de potiron dans la région ne voie le jour. Il emprunta plus d’argent pour se bâtir une usine moderne et efficace. Il acheta de la machinerie pour optimiser ses récoltes. Il reçut des subventions, des prêts garantis du gouvernement et des crédits d’impôt pour faire de sa ferme de potirons, un leader au pays. On le citait comme un entrepreneur exemplaire. C’était un audacieux ce Numéro 2. Et même si certains l’enviaient, aucun homme du coin n’avait la prétention de pouvoir en faire autant. Il avait bien joué ses cartes.

Toutefois, pendant que Numéro 2 bâtissait son entreprise, le vent d’ouest avait continué de souffler aux oreilles de l’acheteur. Un vent chaud, qui l’avait amené à poser le regard plus loin au Sud, au-delà de la frontière. Vers un pays où il fait chaud. Là où il n’y a pas d’hiver. Et dans ce pays, vivait un homme, un père de famille, fier, travaillant, toujours souriant, qui désirait que ses enfants aillent un jour à l’université afin qu’ils connaissent autre chose que le dur labeur de la terre. 
Cet homme, appelons-le Numéro 3, produisait aussi des potirons. Il était réputé dans son pays pour en produire de gros, charnus, à la chair douce et mielleuse. Sa ferme pouvait en produire beaucoup. Il travaillait fort et était humble dans ses besoins. Il en était de même pour ses employés. Ils les traitaient bien, selon les standards de son pays. Ils étaient tous travaillants et voulaient tous subvenir aux besoins de leur famille. Lorsque l’acheteur débarqua dans son pays et qu’il rencontra Numéro 3, celui-ci lui dit qu’il pouvait fournir des potirons de meilleure qualité que n’importe quel producteur au monde, et à la moitié du prix. L’acheteur fut impressionné par les installations et le sérieux de Numéro 3 et constata que ses potirons étaient vraiment d’excellente qualité. Il signa un contrat sur le champ avec Numéro 3 qui organisa avec ses employés et leur famille une superbe fête avec un banquet en l’honneur de l’acheteur. Et le lendemain à la première heure, l’acheteur mandata son avocat pour annuler le contrat avec Numéro 2.

L’univers de Numéro 2 s’écroula. Et même si ses clients locaux l’encourageaient, ils n’étaient pas assez nombreux pour supporter toutes ses obligations financières. Il dut faire faillite. 
Certaines langues sales dirent encore que Numéro 2 avait vu trop grand. Que son ambition l’avait poussé à la ruine. Lui aussi. L’ambition tue, c’est ce qu’ils répétaient à qui voulait bien l’entendre.

De plus, des rumeurs circulaient que Numéro 2 était un pire gestionnaire que Numéro 1.  
Et pour ce qui est de nos clients locaux, ceux-ci, scandalisés, ne sachant plus qui encourager, se tournèrent vers l’épicier du coin, qu’ils connaissaient bien, pour lui demander de faire quelque chose. On doit encourager l’achat local, dirent-ils tous en cœur à l’épicier. Et l’épicier, plein de bonne volonté, essaya bien d’acheter des potirons localement, mais en vain. Ne sachant plus où en acheter, il demanda à ses collègues épiciers qui lui parlèrent d’un acheteur qui en aurait à vendre.

Il se tourna donc vers l’acheteur qui lui proposa les potirons de Numéro 3. Les clients, un peu confus, se dirent qu’au moins, ils encourageaient l’épicier du coin qui travaillait fort et qui gérait une grosse équipe d’employés, dont plusieurs étudiants. C’est vraiment terrible de gérer des étudiants. Faut être fait fort. On va l’encourager, se dirent les clients de l’endroit.

Cette histoire est bien entendu fictive et les potirons peuvent être remplacés par maints produits ou services. Ce qui en ressort, c’est que du haut des gradins, une fois que la partie est terminée, il est facile pour les spectateurs de porter un jugement sur les faits et gestes des entrepreneurs. Par contre, il est clair que malgré le travail, la bonne volonté et la saine gestion, parfois, comme dans toute bonne aventure, des imprévus peuvent survenir à tout moment.

Ainsi, malgré tout ce qu’un entrepreneur peut faire pour prévenir ces imprévus, il n’est jamais à l’abri à 100 %. Lorsqu’un entrepreneur en arrive à avoir bien réussi sa vie professionnelle, on lui attribue souvent plein de belles compétences et de belles valeurs sur son parcours d’entrepreneur.

Mais on oublie souvent que s’il est arrivé à bon port, c’est qu’il a été, oui, travaillant, plein de bonne volonté et gérait sainement son entreprise. Mais, il a aussi eu une bonne étoile qui l’a protégé. Et cette étoile, elle est impossible à acheter.

 Dany Marquis



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